Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Actualité littéraire de Liss Kihindou
14 avril 2023

La langue, un héritage, par Liss Kihindou

La réflexion ci-dessous a été partagée avec le public présent à la Médiathèque de Bussy Saint-Georges, le 25 mars 2023.

 

Mesdames, messieurs,

Nous sommes ici réunis autour d’un événement : la célébration d’une langue que nous avons en partage. Autant dire que nous sommes ici entre compatriotes. Je ne parle pas de la patrie géographique, qui se circonscrirait à la seule République française, avec ses 543 965 km2 et ses 66 millions d’habitants. Je fais au contraire référence à un territoire beaucoup plus vaste et immatériel : la langue française. Elle compte plus de 300 millions de locuteurs, disséminés dans le monde, et qui se retrouvent, chaque année, en famille, à l’occasion de la semaine de la langue française. Peu importe la nationalité, celle qui figure sur notre passeport ou notre carte d’identité ; peu importent notre religion, notre origine, la couleur de notre peau ou encore notre lieu de résidence, nous sommes irrémédiablement des compatriotes, au sens où l’entendait Albert Camus, l’auteur de cette belle citation : « Ma patrie, c’est la langue française ».

 

 

Liss conférence 3

 

 

La semaine de la langue française et de la francophonie, fixée cette année à la date du 18 au 26 mars 2023, est une occasion que ne laisse pas passer la mairie de Bussy Saint-Georges, pour affermir ces liens de parenté qui nous unissent, au-delà de nos différences physiques, de nos origines, de nos classes sociales, de nos âges. Je remercie les organisateurs de me convier à cette fête familiale.

Il est important pour une famille de se retrouver, pour partager des moments conviviaux, pour se rappeler les uns les autres que, malgré l’éloignement physique, malgré la distance qui peut nous séparer, nous sommes tous des filles et des fils d’une même langue, nous en sommes les cohéritiers.

La langue française est en effet un bien que l’Histoire nous a laissé en héritage et il dépend de chacun de nous d’en prendre soin, de l’entretenir, de l’enrichir, pour la voir prospérer. La discrimination entre les héritiers de cette langue ne lui est pas profitable. Il n’y a pas à distinguer d’un côté les enfants légitimes, et de l’autre les ‘‘bâtards’’, terme péjoratif par lequel la société désignait autrefois les enfants nés hors mariage. Qu’ils soient nés dans les liens officiels du mariage, des liens qui d’ailleurs n’étaient pas toujours inspirés par l’amour, ou qu’ils soient issus d’unions libres ou d’unions forcées, il n’en demeure pas moins que ces enfants partageaint le même ADN et que, grâce à eux, les gènes du père allaient se perpétuer, génération après génération.

Il ne faut pas non plus oublier la filiation par adoption. Il y a des enfants qui, sans porter dans leur sang l’ADN du père, ne le portent pas moins dans leur cœur et participent, au même titre que les autres enfants, et parfois même avec plus de dévotion, à la glorieuse mémoire du père. 

Ainsi, bien que nous célébrions la semaine de la langue française ET de la francophonie, je retiens davantage le premier groupe nominal « semaine de la langue française », parce qu’il nous inscrit dans une même communauté, celle de cohéritiers, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs ; tandis que le second, « semaine de la francophonie », ouvre la voie aux querelles entre frères, qui pourtant partagent le même lien de parenté mais se perdent dans des classifications autodestructrices : il y aurait les légitimes et les ‘‘bâtards’’ comme nous l’avons dit ; les ayant droit et les déshérités ; ceux qui doivent occuper le devant de la scène et ceux au contraire qui ne doivent pas quitter les coulisses ; ceux qui se considèrent comme les propriétaires du bien et ceux qui doivent dépendre du bon vouloir des propriétaires. Il y aurait le centre et la périphérie ; le maître et les serviteurs. Il y aurait… Il y aurait… la liste n’est pas close, elle pourrait être continuée.

Pour sortir de cette représentation du monde francophone en lien avec le rapport de force, ou avec un centre et une périphérie, représentation issue de la colonisation, certains distinguent désormais la Francophonie avec une lettre capitale, qui renvoie à l’institution politique ; et la francophonie avec une minuscule, qui désigne simplement l’ensemble des locuteurs du français.

La langue, si elle s’impose d’abord par la force des conquêtes politiques, prend ensuite son indépendance pour se développer selon une logique qui lui est propre et qui repose entièrement sur les locuteurs. Plus une langue est parlée, plus elle vit et se fortifie, en se nourrissant de tout ce qu’elle trouve, bien plus de tous CEUX qu’elle trouve sur son chemin.

L’Histoire (avec un grand H) a mis la langue française sur le chemin de millions de personnes. Si cette langue compte aujourd’hui 321 millions de locuteurs, selon le dernier rapport de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), ce rapport nous dit aussi que plus de 60 % d’entre eux résident en Afrique.

Autrement dit, l’Afrique constitue aujourd’hui la force de la langue française. Grâce aux locuteurs d’Afrique, elle arrive au 5e rang des langues les plus parlées au monde. Je cite encore le rapport intitulé La langue française dans le monde, publié par l’OIF en 2022 : « comme le montrent les statistiques et les études que nous rassemblons depuis plus de 10 ans, c’est sur le continent africain que se joue l’avenir de la langue française ».  

La langue française résiste, la langue française prospère, parce que ses locuteurs la font vivre, qu’ils résident en France, au Canada, en Belgique, en Suisse, en Afrique ou ailleurs dans le monde. Et la littérature peut être considérée comme le baromètre de cette vitalité du français. Les productions livresques témoignent en effet de ce rayonnement de la langue, au point que celle-ci séduit même ceux pour qui le français n’est pas la langue maternelle. La littérature est le moyen de séduction par excellence dont dispose une langue. Cependant, cette littérature a longtemps été catégorisée et même hiérarchisée : littérature ‘‘française’’ d’un côté, littérature ‘‘francophone’’ de l’autre, comme nous l’avons évoqué à travers les images d’enfant légitime, enfant hors mariage ou enfant adopté.

Mais puisque l’édition 2023 de la semaine de la langue française nous invite à réfléchir autour de la notion du temps, nous disons qu’il est révolu, le temps de la hiérarchisation. Nous avons besoin de vivre un temps de réelle fraternité, celle que nous permet l’usage d’une langue commune. Elle se traduit par le choix que nombreux font aujourd’hui, et même dans les milieux universitaires, de parler davantage des littératures de langue française, mettant toutes les littératures écrites en français sur le même plan, plutôt que d’employer les expressions ‘‘littérature française’’, pour désigner celle produite par des auteurs français ; et ‘‘littérature francophone’’ pour englober toutes celles issues des pays francophones autres que la France. Ce n’est pas que cette distinction soit illogique, mais elle est décriée surtout parce qu’elle révèle de nombreuses incohérences et recouvre plutôt un racisme qui ne dit pas son nom.

En effet, pourquoi Emile Zola, naturalisé Français à 22 ans, est unanimement identifié comme un auteur français, tandis qu’Aimé Césaire, qui est né Français et qui n’a jamais connu d’autre nationalité, est davantage présenté comme un auteur martiniquais plutôt que français ?

Cette question est évoquée par Musanji Ngalasso-Mwatha dans son étude « Le sentiment de la langue chez les écrivains francophones », étude publiée en 2011 et accessible sur Internet depuis 2021. Voici ce qu’il déclare : 

« Quiconque est familier des librairies et des bibliothèques en France sait que des écrivains comme Eugène Ionesco (franco-roumain), Samuel Beckett (franco-irlandais), François Cheng (franco-chinois) ou Hector Biancotti (franco-italo-argentin) figurent au rayon « littérature française » tandis que Léopold-Sédar Senghor (franco-sénégalais), Tahar Ben Jelloun (franco-marocain) ou Alain Mabanckou (franco-congolais), voire Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas ou Édouard Glissant (français d’outre-mer) sont à chercher au rayon « littérature francophone » ou, pis, « littérature étrangère ». On n’échappe pas à l’impression qu’au critère de la nationalité se mêle subrepticement un autre critère, d’ordre ethnique ou racial : littérature francophone veut dire « littérature des étrangers écrivant en français », étrangers signifie « non français », mais surtout « non européens ».  

 

Ainsi, focalisons-nous plutôt sur la langue employée par les écrivains, plutôt que sur leur nationalité ou leur origine. Le plaisir que l’on a de parler une langue, l’ardeur que l’on met à l’enrichir et à faire découvrir ses trésors soulignent le lien ombilical qui nous rattachent à cette langue.

La langue est un signe identitaire fort. Et l’identité est loin d’être figée, au contraire elle peut évoluer selon la posture que l’on adopte face à cet héritage reçu. L’identité est en partie déterminée à notre naissance, entre autres par le nom qui nous est attribué, la nationalité de nos parents, etc. Puis nos propres choix viennent compléter, renforcer ces éléments premiers ou leur donnent une coloration différente. Une identité, on peut la revendiquer, l’afficher ou au contraire la passer sous silence. Il n’en demeure pas moins qu’il nous faut décider de ce que nous en faisons. C’est la caractéristique-même d’un héritage.

Qu’est-ce donc qu’un héritage ? Le dictionnaire Robert le définit comme un « patrimoine laissé par une personne décédée et transmis par succession ». C’est donc un bien qui nous est échu, sans que nous ayons fait une quelconque démarche. Un parent disparu ou un proche nous lègue quelque chose, que cela nous plaise ou non. Ce bien, nous pouvons choisir de ne pas en jouir. Nous pouvons aussi décider de l’exploiter, de le développer, dans notre intérêt ou en mémoire du disparu, qui représente notre histoire. La langue dit notre histoire. Elle dévoile notre parcours, raconte nos amours et nos désamours. Elle révèle les territoires que nos pas ou nos cœurs ont visités.

En effet, nous gardons, longtemps après notre séjour dans un pays, la trace de notre passage en ce lieu, à travers les mots ou bribes de mots qui survivent dans notre mémoire, même lorsque nous avons oublié la langue du pays en question. La langue est l’empreinte qu’un pays laisse en nous. Cette marque est souvent intime et presque indélébile. Une langue réussit à pénétrer même par des chemins insoupçonnés au plus profond de notre subconscient. Et elle se manifeste, subrepticement, au détour d’une conversation ou à la faveur d’une circonstance ; ou alors elle remonte à la surface en même temps que certains souvenirs. Mais, bien souvent, c’est de manière volontaire que nous réactivons nous-mêmes le souvenir d’une langue et que nous entretenons les bribes qui nous restent, comme un feu que nous ne voulons pas voir s’éteindre.

Près de quarante ans après avoir quitté la Bulgarie, pays où j’ai vécu quelques années avec ma mère et où mes frères et ma sœur nous ont rejoint le temps des vacances scolaires, nos conversations continuent à être émaillées de mots bulgares. Je trouve étonnante cette fidélité de la langue bulgare à notre mémoire, fidélité qui révèle combien cette tranche de vie vécue en terre bulgare compte à nos yeux. Lorsque je rencontre des personnes originaires de Bulgarie, j’ai l’impression d’être en présence de compatriotes. De même, lorsque nous étions en Bulgarie, ma mère et moi fréquentions assidûment une voisine, que l’on surnommait « La Française », parce que cette dame bulgare parlait couramment le Français. Nous prenions plaisir à nous retrouver, elle surtout nous invitait régulièrement chez elle pour se donner l’opportunité de parler la langue française si chère à son cœur. Nous nous retrouvions entre compatriotes, entre Français en quelque sorte, bien qu’aucune de nous ne soit de nationalité française à cette époque. Elle était Bulgare, nous étions Congolaises.

Exercer une langue n’exige pas un usage exclusif. Je veux dire qu’elle n’exige pas la mort d’une autre pour exister. Les langues peuvent coexister, comme les enfants dans le cœur d’une mère. La naissance d’un nouvel enfant ne tue pas l’amour que l’on portait au premier enfant.

Le multilinguisme est un atout, en particulier à notre époque qui a vu la planète se transformer en un village. Les profils de citoyens du monde pratiquant plusieurs langues avec aisance sont particulièrement recherchés, surtout dans les milieux professionnels. Je pense à mes enfants, qui me racontent que leurs collègues se tournent systématiquement vers eux pour s’occuper de clients étrangers ne parlant pas le français et qui recherchent des personnes avec lesquelles ils puissent communiquer sans difficulté en anglais ou en espagnol. Mes enfants sont de dignes citoyens du monde, capables de s’exprimer dans différentes langues internationales. Leur parcours scolaire les a préparés à ce multilinguisme. Pourtant au sein de cette mosaïque de langues subsiste un manque : celui des langues du pays d’origine des parents que nous sommes. En l’absence de structures favorisant la connaissance de ces langues, nous aurions dû, leur papa et moi, instituer l’apprentissage de ces langues à la maison, plutôt qu’elle ne passe simplement par des cantiques ou des bribes de connaissances, faute de les parler régulièrement avec eux. Bien que ce ne soit que des connaissances rudimentaires, nos enfants nous surprennent par leur volonté de les intégrer à leur quotidien.

Ils me font penser à certains de mes élèves. Il y a quelques mois, les élèves de notre établissement ont commencé un atelier d’expression poétique à travers le slam. Ils devaient écrire un texte individuel, mais ils étaient aussi invités à s’exercer à l’écriture d’un texte collectif, par groupe de trois. Chaque groupe d’artistes en herbe devait se choisir un nom de scène. Et l’un d’eux s’est donné comme nom de scène les « Makayabou », un nom qui trahit les origines congolaises des membres de ce groupe, le nom « Makayabou » désignant une spécialité culinaire particulièrement appréciée des Congolais.

Conscients du rang qu’occupe une langue dans la cartographie identitaire, les enfants dont les parents ont des attaches viscérales avec un autre territoire géographique que celui où ils résident, peuvent revendiquer la filiation avec ce territoire, comme pour rendre hommage à leurs racines. L’usage d’une langue est aussi significatif qu’une carte d’identité, il exprime notre généalogie affective.

La langue, patrimoine immatériel, est une richesse que nous transmettons aux générations futures à travers les œuvres de l’esprit. Cette semaine journée à Bussy Saint-Georges est l’occasion de rencontrer des auteurs et de découvrir leur univers. Chacun d’eux donne du sens à cette citation d’Anatole France, par laquelle je termine mon propos : « La langue française est une femme. Et cette femme est si belle, si fière, si modeste, si hardie, touchante, voluptueuse, chaste, noble, familière, folle, sage, qu'on l'aime de toute son âme, et qu'on n'est jamais tenté de lui être infidèle. »

J’ajouterai personnellement que la langue française est une amante avec laquelle on prend plaisir à expérimenter des jeux amoureux.

Dans ma dernière publication, L’Amour au 2e groupe, je me suis amusée à écrire des textes qui jouent avec l’homophonie, avec les suffixes ou la conjugaison, faisant de certaines notions l’objet d’une création poétique. Je veux surtout attirer l’attention de la jeunesse sur l’importance de la maîtrise de l’orthographe. Voici par exemple le texte "Quiproquo" :

 

Couv POESIES GRAM à Bussy st georges

 

 

Quiproquo

- « Des lys ou des lilas ? », demande Laly

- Pourquoi me parles-tu de délice ?

- Je dis « est-ce que tu veux des lys ou bien des Lilas » !

- Moi j’opterai pour les deux : je ne dis pas non au délice et je veux bien des lits là.

- Ah ! tu préfères des lilas alors ?

- Oui je veux des lits, mais pourquoi là et pas plutôt ici ?

- Hein ?

- Je veux dire, ce n’est pas mal de placer des lits là, juste sous la fenêtre, pour pouvoir profiter de la clarté du jour et observer le ciel par temps de clair de lune. Mais ici, tu as l’avantage d’avoir plus de place.

- Je ne vois pas le lien entre les lilas et une meilleure visibilité…

- Laisse tomber. 

 

Liss Kihindou, L'Amour au 2e groupe, Editions Muse, 2022, page 44.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
L
Je te remercie, Raphaël, on ne peut pas effacer ce qui a été, mais on peut décider ce qui doit être, ce qui sera.
Répondre
S
BRAVO ! Un discours bien construit qui permet à chacun de réfléchir sur la distinction "littérature française" et "littérature francophone". Merci d'avoir insisté sur le sens du mot "héritage".
Répondre
Actualité littéraire de Liss Kihindou
Publicité
Archives
Publicité